Didier Drogba: la statue africaine

Publié le par serkas

La Côte d’Ivoire est suspendue au bras cassé de son guide, aligné ce soir contre le Brésil

Christian Despont - le 19 juin 2010, 22h30
Le Matin Dimanche

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Depuis deux semaines, les bulletins de santé sont déclamés avec la même ponctualité, la même sacralité, qu’un bulletin météo. Car l’enjeu est bien là, quelque part entre ciel et terre: Didier Drogba, guide spirituel du peuple ivoirien, est attendu sur le terrain, vite, pour le marquer de son empreinte. Le héraut doit porter un message de paix, mais ce n’est pas évident, avec un bras cassé.

Quand n’importe quel employé de bureau aurait observé un arrêt de travail de quatre à six semaines, Didier Drogba ira guerroyer contre le Brésil, ce soir (20 h 30), avec une fracture du cubitus. «Il souffrira. Parfois, même, il sera en rupture d’équilibre. S’il rechute, son bras droit subira une onde de choc et nécessitera un long repos», explique Emil Kebe Longo, médecin du sport, sur SuperSport3.

Un pays tout entier est suspendu à un bras. Ça donne le vertige, forcément. «Je ferai de mon mieux pour aider les Eléphants, mais je ne suis pas le sauveur», frémit Didier Drogba, anorak épais sur trois couches 100% coton, ovationné mardi dès l’échauffement.

Le continent africain avait cru à son forfait, annoncé un peu hâtivement par des sites français. «Dans la rue, des gens ont commencé à crier, à pleurer. Les télévisions ont interrompu leurs programmes, raconte Désirée, 34 ans, commerçante à Abidjan. Cette blessure est devenue une affaire d’Etat. Le gouvernement a contacté les meilleurs docteurs de la planète. Il a fallu lancer un appel au calme.» Comme si de la stabilité d’une blessure dépendait celle d’un pays.

Quand Didier Drogba est descendu d’un avion en provenance de Paris, le 9 juin dernier, il ne portait pas de lunettes noires ni d’écouteurs autour du cou. De son bras valide, il a salué la foule, mais le geste n’avait pas l’ampleur pontificale. Les regards qui escortaient chacun de ses pas ne semblaient pas l’admirer, pas exactement, mais l’implorer. Ils n’étaient pas ceux de l’idolâtrie ou du désir, mais le reflet incandescent d’une gratitude, d’une dévotion.

«Il serait élu président»
Désirée explique sérieusement que, s’il «était candidat à l’élection présidentielle, Didier Drogba serait élu avec un suffrage… de dictateur africain». II a eu des actes rassembleurs. En 2007, Didier Drogba, expatrié millionnaire, consterné par des «clivages moyenâgeux», brandit son trophée de meilleur joueur africain dans les rues de Bouaké, bastion rebelle. Lui, la fierté du président, traverse la zone assiégée, sous une haie de photographes et de fusils-mitrailleurs. «Sur ces questions, dit-il au Figaro, le foot a montré la voie. Il a servi au monde. Comme le monde a servi le foot en imposant l’arrêt Bosman, qui a renversé les frontières.»

Didier Drogba finance des hôpitaux et des médicaments contre le sida. Il fait le bien. Il est le Bien. Dans son dernier recensement, Times le classe au 10e rang des héros les plus influents de la planète, privilège rare pour un footballeur – aucun autre dans le top 100 – et l’immortalise en couverture aux côtés de Bill Clinton et de Lady Gaga.

Didier Drogba est une figure iconique, une gueule, une gravure, 90 kilos de muscles finement sculptés. Drogba est une statue africaine, vaguement conscient de son destin messianique, auréolé d’une aménité proverbiale. A 32 ans, il ne reste pas moins un football terrifiant, cou de buffle et poitrail de centurion, dont le salaire mensuel est estimé à un million de francs net. Il a la puissance d’un videur de discothèque et l’agilité d’un danseur de claquettes. Avec ça, il fait valser les préjugés.

Il n’a jamais eu d’indécences, pas même quelques outrances. A 21 ans, Didier Drogba fête son premier contrat professionnel, en L2 française, avec un Mars et un sachet de sucreries. Il est «un grand type fragile, à la gestuelle un peu bizarre, avec une courtoisie surannée et un inconfort psychologique irréductible», se souvient Grégory Schneider, journaliste à Libération.

Didier Drogba invoque un exil précoce: «J’avais 5 ans. Je suis parti vivre à Dunkerque, chez un oncle footballeur. J’ai pleuré pendant toute la durée du voyage. Il faut avoir vécu l’expatriation, même plus âgé, pour comprendre. On dit: «Fuis ta femme pour qu’elle te manque.» J’ai quitté la Côte d’Ivoire très jeune et, paradoxalement, cette distance m’a rapproché de mes origines.»

A 25 ans, Didier Drogba est vendu au club le plus fortuné du monde, Chelsea, pour 50 millions de francs. L’exil forcé, encore: «Donnez-moi en brut la moitié de ce que Chelsea propose en net, et je reste, ça me suffit», supplie-t-il vainement les dirigeants de Marseille.

Les pressions de Chelsea
Depuis, Didier Drogba a beau embrasser son maillot bleu chaque semaine, but après but, il ne peut cacher ses inclinations naturelles, inavouables, entre un club qui le nourrit et un pays qui l’aime follement. Un Eléphant a de la mémoire. Celle de Drogba lui ordonne de revenir sur le terrain, vite, malgré les téléphones en provenance de Chelsea qui, chaque jour, lui demandent de ne prendre aucun risque.

Dans une interview à une chaîne africaine, Didier Drogba explique: «Quand nous mangeons tous ensemble, avec la sélection ivoirienne, nous pourrions nous croire à un mariage ou à un banquet. Il y a des chants, des éclats de rire, du début à la fin. Chaque repas est une célébration. En Europe, les footballeurs vivent davantage dans leur monde. Ils portent souvent des écouteurs sur les oreilles.»

Et de philosopher: «Au plan mental, un Africain est solide. Il peut rester jovial dans les situations les plus déprimantes. C’est une façon de montrer qu’il est relax, qu’il s’accommode de tout. Quand mon pays traverse une crise, les rues restent animées et joyeuses. La culture africaine nous enseigne de ne pas nous plaindre, d’être contents avec ce que nous avons, et de penser que ça ira mieux demain. Mais cette approche, parfois, sert aussi à occulter la réalité. Elle en devient nuisible.»

La réalité a rattrapé le véloce attaquant sous la forme d’un pied japonais, le 5 juin dernier, et d’un mauvais coup, un coup du sort, incroyablement tragique et rudimentaire. Depuis ce jour, Désirée prie: «Didier Drogba n’est pas seulement un excellent joueur. Il est le roi des Eléphants, celui qui les guidera vers la victoire et leur donnera du courage.»

Il a la puissance et la grâce. Il a la puissance et la gloire, mais cette responsabilité est lourde à porter, avec un bras cassé. «Je ne trouve pas bon signe que nous accordions une importance politique à un footballeur, qu’un pays dépende de la victoire ou de la défaite d’une équipe nationale. C’est presque effrayant. C’est la preuve que quelque chose ne fonctionne pas.»

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